Arizona Tribune - A Boutcha, la découverte de l'horreur

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A Boutcha, la découverte de l'horreur
A Boutcha, la découverte de l'horreur / Photo: Sergei SUPINSKY - AFP

A Boutcha, la découverte de l'horreur

Samedi 2 avril, une équipe de l'AFP a enfin pu se rendre à Boutcha, à proximité de Kiev. C'était l'obsession de nombreux journalistes: savoir ce que vivaient les habitants restés dans ces villes de banlieue occupées par les troupes russes, impossibles d'accès et enfin libérées.

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David Kemp, Ronaldo Schemidt et Nicolas Garcia ont découvert l'horreur: une rue jonchée de cadavres. Ils sont les premiers journalistes à pouvoir en témoigner. L'ONU a documenté le "meurtre, y compris certains par exécution sommaire", de 50 civils, après une mission dans la ville.

Mais comment rapporter la nouvelle - qui fera le tour du monde - en respectant la dignité des victimes ? Dans ce billet de blog, Danny Kemp nous livre ses réflexions et les mille questions qui l'ont hanté pendant et après ce reportage.

- Boutcha -

Nous en avons d'abord aperçu trois, gisant à terre comme des tas de chiffons. "Des corps", a lancé quelqu'un dans la voiture. A peu près les seuls mots que l'on pouvait prononcer dans ces circonstances. Notre chauffeur a pilé et nous nous sommes précipités.

Une longue route grise s'étirait devant nous sous un ciel ukrainien aux mêmes tonalités.

Les corps de ces trois hommes étaient allongés à proximité de matériel de construction et de palettes en bois. En se rapprochant on distinguait les mains de l'un d'entre eux, attachées dans le dos.

Il a fallu un bon moment avant qu'au sein de l'équipe que nous formions avec le photographe Ronaldo Schemidt, le vidéojournaliste Nicolas Garcia, l'interprète, le conducteur et un conseiller en sécurité dont nous tairons les identités pour les protéger – l'un de nous soit en mesure de lever les yeux vers le reste de la rue.

- Sombre présage -

Quand nous l'avons fait, nous avons compris que ces trois corps n'étaient qu'un sombre présage. Où que nous portions notre regard, il y en avait d'autres.

Cadavre après cadavre dans une rue jonchée de débris. Ce lieu solitaire était manifestement devenu l'enfer des habitants de Boutcha.

Je suis alors submergé par le choc et l'incrédulité. Je me dis que cette scène ne peut être réelle. Et pourtant, elle l'est. J'ai regardé mes collègues et soudain l'instinct professionnel a repris le dessus, étrangement alimenté par la fatigue des trois semaines passées en Ukraine.

Nous nous sommes mis au travail. Il était clair pour nous que c'était une mission importante car notre découverte pourrait mener à des accusations de crimes de guerre. Nous comprenions qu'en tant que journalistes il nous appartenait de la faire connaître au monde et vite.

Ronaldo et Nicolas se sont saisis de leurs appareils pour documenter la scène en photo et vidéo: ces images seraient les éléments de preuve en corroborant d'autres, diffusées sur les réseaux sociaux.

Nous savions à quel point il nous fallait être minutieux pour contrer les campagnes de désinformation que notre découverte pourrait déclencher – et elles sont bel et bien intervenues.

En revanche, nous n'avons pas anticipé l'indignation internationale contre la Russie provoquée par la diffusion des textes et images sur cette sinistre découverte; ni les appels à des sanctions renforcées contre le régime de Vladimir Poutine, ouvrant une nouvelle étape douloureuse de la guerre en Ukraine.

Nous cherchions depuis des jours à nous rendre dans les banlieues autrefois paisibles d'Irpin et Boutcha, lovées dans un paysage de pins au nord-ouest de Kiev. L'accès à cette zone était interdit à la presse depuis la mort du vidéojournaliste américain Brett Renaud, le 13 mars.

"Ni" (non), nous répondaient inlassablement les soldats qui tenaient le principal checkpoint filtrant l'accès, même après l'annonce de la libération des deux villes.

Au point de passage, nous ne pouvions qu'entendre les lourdes détonations entraînées par des bombardements constants, nous interrogeant sur le sort des habitants coincés dans ces villes.

En changeant d'itinéraire nous avons enfin pu atteindre Irpin, enveloppée dans une brume de fin d'après-midi, en ce vendredi 1er avril. Nous avons découvert une ville aux immeubles en ruine, parsemée de voitures criblées de balles et de blindés russes calcinés, sans âme qui vive ou presque.

Le lendemain, un samedi froid, gris et brumeux, nous avons mis le cap sur Boutcha. La veille, nous avions découvert sur les réseaux sociaux des vidéos montrant une rue jonchée de corps, mais aucun journaliste n'avait encore pu pénétrer dans la ville pour vérifier la réalité de ces images.

En traversant les rues dévastées de Boutcha, nous étions sur le qui-vive, craignant que les troupes russes n'aient pas complètement abandonné la ville.

Dans un premier temps, nous avons recueilli des récits de survie. Comme celui de ce groupe de personnes âgées qui ont traversé l'occupation russe sans approvisionnement en nourriture ni eau courante ou électricité, pendant un mois. Des soldats ukrainiens commençaient tout juste à leur livrer des vivres.

Puis nous avons vu un corps à terre, à moitié recouvert par une couverture, à proximité d'une gare détruite par un bombardement. Un habitant au regard hagard, tirant nerveusement sur une cigarette, nous a menés jusqu'à un amas de terre. Selon lui, il s'agissait d'un charnier où l'on avait enterré quatre personnes tuées par les Russes, dans un jardin où trônait une croix en bois vert.

A ce stade, nous pensions avoir déjà assez d'éléments pour décrire le calvaire de Boutcha. Et pourtant. Notre chauffeur semblait avoir corroboré une autre scène aperçue sur les réseaux sociaux en s'entretenant avec des soldats et des habitants: selon eux, nous étions tout près d'une rue où gisaient de nombreux corps.

L'homme à la cigarette a proposé de nous guider. Il arrive que ces pistes ne mènent à rien, mais il fallait vérifier. Nous revoilà donc dans la voiture.

Comment un être humain peut-il paraître si inhumain ?

Le visage du premier cadavre, un homme en jean avec une parka à capuche marron, était tellement blanc et cireux qu'il paraissait irréel. Ce sont ses mains, attachées dans le dos avec un tissu blanc, qui m'ont ramené à la crue réalité de sa mort.

Les plis de sa peau légèrement ridée, les ongles décolorés. Il était dans le premier groupe de victimes, le plus large: trois corps proches les uns des autres. Le bas du pantalon de l'un d'entre eux était légèrement relevé, laissant entrevoir une chaussette et sa peau violacée. C'était bien trop réel.

Les reporters doivent parfois se faire violence pour réprimer une certaine pudeur face à l'intimité des personnes qu'ils rencontrent, et c'est aussi vrai face à la mort. Comment regarder de trop près ces hommes qui n'avaient plus le moyen de dire s'ils voulaient ou non être observés ?

Et puis soudain, on réalise que c'est le seul moyen pour tenter de comprendre les circonstances de leur mort et les tirer de l'anonymat.

Une première conclusion saute aux yeux: ils semblent tous être des civils.

Parmi les victimes, uniquement des hommes, adultes, d'âges différents. Tous semblent décédés depuis un moment. Leur peau est blafarde, affaissée et leurs doigts raidis.

Mon expérience en matière de décès était jusque-là réduite, mais j'avais déjà pu observer des victimes tuées récemment et leur apparence n'était pas la même.

La mission d'un reporter dans ces circonstances est assez simple: il faut réprimer ses sentiments face à la découverte de l'horreur absolue et se plonger dans l'observation clinique des victimes: les compter, les décrire.

J'ai arpenté la rue dans un sens puis dans l'autre au moins deux fois, tentant d'établir l'inventaire des victimes, perdant le compte en route car elles étaient trop nombreuses, avant de trouver un nouveau corps dans un jardin. J'ai finalement dû prendre des photos avec mon téléphone de chaque homme, pour ne pas me tromper. Au troisième passage, j'étais sûr de mon décompte: il y en avait 20.

Pour mes collègues Ronaldo et Nicolas, cela a été encore plus dur.

Comme l'a écrit le poète T.S. Eliot, "l'humanité ne peut encaisser qu'une petite dose de réalité", et c'est l'un des paradoxes du photoreportage et du vidéojournalisme. Comment rapporter l'horreur sans être trop cru, de sorte que les gens ne "scrollent" pas sur leur portable pour passer à autre chose ? Et comment préserver la dignité des victimes piétinée par leurs agresseurs ?

Ce travail d'équilibriste sera quelques heures plus tard à la Une des grands journaux du monde et sur les chaînes d'info, avant d'être exhibé par des responsables politiques ukrainiens et étrangers pour évoquer le drame de Boutcha.

Malgré tous nos efforts, la réalité revenait nous frapper comme un boomerang alors que nous collections les informations en ce samedi gris et gelé. Me voilà assailli de questions.

"Qui étaient donc ces personnes que nous avions retrouvées à terre dans des poses si différentes ? Et ce vieil homme dont la tête reposait encore sur le rebord d'un trottoir jaune et blanc, yeux clos et jambes croisées, comme s'il faisait une sieste ? Et ces deux jeunes allongés côte à côte sur une flaque d'eau, dont l'un avait gardé les yeux ouverts semblant se perdre se perdre dans le ciel bleu ? Etaient-ils apparentés ? Ou de simples amis ? Et cet autre, parti une main dans la poche de sa veste noire comme s'il voulait attraper quelque chose au moment de sa mort ?"

Puis, nous étions hantés par l'autre question évidente: comment étaient-ils morts et aux mains de qui?

Nous avons bien constaté des blessures à la tête pour deux d'entre eux. Rien pour les autres. Nous avons aussi vu un homme aux mains liées dans le dos. Les autres victimes semblent avoir été tuées alors qu'elles tentaient d’effectuer des tâches du quotidien: trois hommes enchevêtrés dans leur vélo, dont un était encore agrippé à un fourre-tout noir, et les deux hommes côte à côte, tombés près de leurs sacs de courses. La rue est recouverte de gravats et au moins une maison est détruite. Un bombardement a-t-il frappé le quartier ? Mais alors comment expliquer ces voitures criblées de balles ?

Toutes ces questions devraient encore attendre. Une poignée d'habitants sont passés par là, regardant à peine les cadavres, comme si la mort faisait désormais partie de leur routine. Nous ne sommes pas allés les interroger. Il était temps de diffuser la nouvelle, au plus vite: envoyer les photographies, les vidéos et les textes à nos "desks", qui les éditeraient avant de les distribuer à nos abonnés dans le monde.

Nous avons bien noté le nom de la rue: Yablonska.

L'alerte est tombée sur les "fils", ces flux d'infos envoyés aux médias à 16h33, heure de Kiev: "Au moins 20 cadavres dans une rue à Boutcha, ville proche de Kiev venant d'être libérée".

Les photographies et vidéos ont été diffusées dans la foulée. Nous avons donc simplement rapporté ce que nous avions vu, laissant à d'autres le soin de désigner les coupables.

Les autorités ukrainiennes ont déclaré, un peu plus tard, que toutes les victimes de la rue Yablonska avaient été tuées par balles et que les forces russes avaient exécuté des centaines de personnes en se retirant, dont certaines étaient enterrées dans des charniers.

Des images satellite ont permis de démontrer que plusieurs corps gisaient dans cette rue depuis la mi-mars. Le site d'investigation Bellingcat a pour sa part publié des images de drone montrant un char visant un cycliste dans cette même rue.

La Russie a contesté toutes ces accusations.

Les événements de Boutcha ont donc rejoint la liste déjà longue des horreurs de la guerre en Ukraine.

Des images et témoignages choquants avaient émergé quelques semaines plus tôt sur la ville assiégée de Marioupol, dans le sud, concernant Kharkiv, à l'est, ou encore Tcherniguiv, dans le nord.

Mais Boutcha semble avoir ébranlé encore plus le monde. Est-ce parce que la découverte des corps de la rue Yablonska a levé un coin du voile sur ce qui s'est produit pendant le huis-clos de ces villes sous occupation russe ? Ou la sidération face à ces corps sans vie dans une rue, au cœur de l'Europe de 2022 ?

Quelle que soit la réponse, le lendemain, une longue liste de pays occidentaux ont fait part de leur indignation, menaçant la Russie de nouvelles sanctions, et exigeant des enquêtes pour crimes de guerre.

Le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres s'est dit "profondément choqué par les images de civils tués à Boutcha" tandis que le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken a décrit l'effet de ces images "comme un coup de poing dans le ventre".

Une campagne visant à décrédibiliser ceux qui ont accusé la Russie d'être responsable de ces crimes a aussi démarré sur les réseaux sociaux, suggérant même que la scène de la rue Yablonska avait été créée de toutes pièces par les forces ukrainiennes, et filmée, et assurant que certains corps bougeaient.

En tant que journalistes nous sommes habitués à la désinformation. Mais c'est différent quand l'on a été témoin avec ses propres yeux. J'ai pu expliquer à l'équipe d'AFP Factuel, nos fact-checkeurs, que ces personnes étaient clairement mortes… et qu'aucune n'avait bougé.

Savions-nous en ce samedi d'avril que nous étions en train de documenter un moment d'Histoire ? Tous les journalistes aiment à le penser. Mais dans cette rue grise, les tragédies individuelles semblaient, pour nous, bien au-dessus de tout. J'aurais aimé raconter l'histoire de ces personnes.

Qui étaient-elles, qu'avaient-elles fait de leurs vies, qui aimaient-elles, et plus simplement, comment sont-elles mortes ?

Avec le temps, leurs histoires - et celles des milliers de personnes tuées selon les autorités ukrainiennes dans des circonstances similaires - pourraient être reconstituées dans le cadre d'une enquête menée pour crimes de guerre.

D'autres collègues de l'AFP ont pris ma suite pour reconstituer les événements de Boutcha durant ce mois sinistre.

Il se trouve que je suis en temps normal basé à La Haye, le siège de la Cour pénale internationale, et que je pourrais être amené à couvrir une telle enquête pénale moi-même. Mais d'ici-là, je vous livre donc ce témoignage. C'est tout ce que je peux offrir aux victimes à ce stade.

N.Walker--AT